• « suis-je le gardien de mon frère? »

     Ligne de front à Alep

    Cette question est un élément essentiel de toutes les réligions, et elle met inévitablement chaque humain face à sa conscience et devrait nous amener à modifier notre attitude vis-à-vis de son frère au sens strict, mais également les autres êtres humains qui sont aussi nos frères. Et quand les gens se retrouvent dans une situation de guerre, c'est justement à cette question que les combatants doivent répondre à chaque fois qu'ils sont confrontés à l'Adversaire, au lieu de se laisser aveugler par la haine et la vengeance...

    La violence qui est au centre de la guerre, amène les hommes à se débarasser progressivement de leurs scrupules, de leur amour fraternel remplacé par des coeurs cruels et dominés par la peur!

    Voici des extraits d'une reflexion sur la violence dû à l'inégalité et qui débouche sur un crime: c'est l'histoire de Cain et d'Abel analysée par une diacre suisse, Natalie Henchoz:

     Ces deux frères vont devenir rivaux le jour l'un des deux fera l'expérience de l'inégalité. Dieu reconnaît en effet le sacrifice d'Abel, et pas celui de Caïn. Comment les frères se sont-ils rendus compte de cette réaction divine? Le texte ne le dit pas. On ne sait même pas si Abel s'en est aperçu. Comme souvent, celui qui subit l'inégalité y est plus sensible que l'autre. Le texte reste aussi silencieux sur ce qui a motivé le choix partial de Dieu. On a souvent cherché à noircir Caïn, en postulant par exemple que Caïn aurait offert un sacrifice de moindre qualité, ou encore que Dieu aurait privilégié Abel parce qu'Ève n'aurait eu d'yeux que pour Caïn. Le narrateur laisse cependant un blanc qu'il nous faut accepter et nous rendre à l'évidence : il n'y a pas de raison logique à la préférence divine. Cette préférence trouve son seul fondement dans l'arbitraire divin qui est soulignée dans le livre de l'Exode (chap. 33, ver. 19) : « J'accorde ma bienveillance à qui je l'accorde, je fais miséricorde à qui je fais miséricorde ».

         Derrière cet arbitraire divin se cache une expérience humaine quotidienne : la vie n'est pas juste, elle est toujours imprévisible et elle est faite d'inégalités qui ne sont pas toujours logiques et explicables. Ce récit ne nous donne aucune réponse quant au pourquoi de cette injustice : elle est. et nous devons vivre avec. Même si cela nous révolte.

         Caïn fait l'expérience de l'inégalité et il réagit de manière forte : la colère bouillonne en lui. Pourtant, si Dieu s'est détourné de son sacrifice, il ne le rejette pas pour autant. Il lui parle, il l'exhorte à ne pas se soumettre au péché. Le terme « péché » apparaît pour la toute première fois dans la Bible ! C'est significatif ! Le « péché originel » n'est pas celui de l'histoire d'Adam et Ève, à savoir la transgression de l'interdit divin. Le premier péché, c'est de laisser libre cours à la violence !!!

         Dieu en appelle à la responsabilité de Caïn, l'encourageant à ne pas s'abandonner à la violence, mais Caïn n'arrive pas à gérer cette colère qui monte en lui. Il essaye pourtant de parler à son frère. Le texte ne nous transmet pas ce qu'ils se disent, mais quoiqu'il en soit, puisque le meurtre a lieu juste après, nous pouvons en conclure que la communication n'a pas passé. Le meurtre est donc lié à l'incapacité des deux protagonistes à communiquer.

         Dieu est immédiatement présent pour questionner et sanctionner (s'est-il d'ailleurs jamais éloigné?) La réponse de Caïn : « suis-je le gardien de mon frère? » peut sembler ironique. Mais qui aurait envie de se montrer ironique dans un moment pareil? Je vois plutôt dans cette réponse tout le désarroi de Caïn : il vient de réaliser la portée de son geste et reste stupéfait, choqué (comme la plupart des meurtriers qui ne préméditent par leur geste). Il ne sait pas comment affronter l'irruption de la violence, que ce soit dans sa vie ou dans la civilisation (souvenez-vous c'est le premier meurtre).

         Il est alors menacé de perdre tous ses repères : la terre le renie, il devient dès lors vagabond. Son geste l'a aussi coupé de sa relation avec Dieu (« Si tu me chasses aujourd'hui de l'étendue de ce sol, je serai caché à ta face.). Rappelons que le terme « péché » signifie « rupture de relation ». Ce n'est pas l'acte qui est montré du doigt, mais le fait que cet acte isole celui qui le commet, qu'il le coupe de sa relation avec Dieu et avec les hommes. C'est bien cela qui mène à la mort.

         Quand il découvre les conséquences de son geste, Caïn a peur. Il découvre aussi qu'il vient de mettre en route la spirale de la violence (« quiconque me trouvera me tuera »). Il crie alors vers Dieu : « ma faute est trop lourde à porter ». Et Dieu décide de protéger Caïn par un signe. Le narrateur insiste ainsi sur le fait que, pour Dieu, la vie humaine, même celle d'un meurtrier, est sacrée. Aucun être humain n'a le droit de prendre la vie d'un autre, fut-il mauvais.

         Dieu offre, par sa décision, les conditions d'un avenir en dépit du meurtre. Il permet à Caïn de s'installer au pays de Nod (Nod étant un pays imaginaire dont le nom est construit à partir d'un jeu de mot en hébreu sur le verbe « errer »). Ce pays est situé à l'est d'Éden, l'Est étant le symbole de l'espérance, là où le soleil se lève, l'espoir d'un jour nouveau.

         La suite du récit de Genèse 4 nous apprend que l'installation de Caïn va permettre la naissance de la civilisation. Sept générations descendront de lui, un chiffre symbolique pour dire un peuple. Parmi ses descendants, il y aura des éleveurs, des artisans qui forgeront le serpent d'airain salutaire dans le désert, des musiciens. Ainsi la violence n'empêchera pas le progrès, la civilisation. Peut-être faut-il aller plus loin et se demander si une civilisation sans violence est possible... La violence n'a pas empêché la vie, même si celle-ci demeure fragile et menacée.

         Le récit de Caïn et Abel nous présente donc une réflexion sur la violence comme faisant partie de la condition humaine. Selon l'auteur de ce texte, cette violence naît du fait que l'homme ne supporte pas la différence, l'inégalité. Dieu néanmoins n'est pas étranger à cette violence, puisqu'il confronte l'homme à l'expérience de l'inégalité. La violence, comme la liberté et la responsabilité, font partie de la situation de l'être humain. Mais Dieu veut également que l'homme apprenne à gérer la violence en s'opposant à son escalade. La gestion de la violence implique que nous reconnaissions notre propre violence et que nous ne fermions pas les yeux sur celle qui nous entoure et nous laisse souvent démunis. Affronter la violence, c'est accepter d'y être mêlé.

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         Nous ne sommes pas responsable du vent qui souffle. Nous ne sommes pas responsable du fait que la violence est en nous. Nous pouvons déculpabiliser !

         Mais nous sommes responsables de nos actes face à ce vent, cette violence. Et ce qui est faute, ce qui est péché, c'est lorsque cette violence, en s'exprimant, nous coupe de Dieu ou des hommes. Il nous faut donc apprendre à la gérer. Oui, mais. comment?

     ....

     La suite du raisonnement est une expression de sa foi catholique, mais pour répondre à cette question par le bon sens universel, je dirai que chacun devrait avoir le courage d'y faire face dans sa vie quotidienne en se fondant sur sa foi, en espérant ne pas y mettre un zèle destructeur.

    Le Coran aussi évoque l'histoire du premier meurtre, Kabil tuant son frère Habil par jalousie, le regrettant par la suite, il s'éloigna des voies d'Allah, devenant un malheureux perdant. On y insiste aussi sur l'importance de l'inhumation, respectant le corps et la mémoire du défunt. Chaque religion offre des ressources pour surmonter la haine issue de la violence, mais la religion est une arme a double tranchant, souvent utilisée pour détruire avant de construire.

    réactions de douleurs due à la mort en Syrie

    Pour en revenir au conflit en cours, qui met aux prises deux branches inconciliables de l'islam. Qu'on le veuille ou non, il s'agit d'une guerre entre chiites et sunnites, et le défi c'est justement de trouver un terrain d'entente, le moyen d'affirmer avec une certaine force le mot "frères" afin de limiter un peu l'horreur vécue actuellement.

    L'islam, en tant que religion de masses, n'encourage pas la reflexion individuelle, le musulman "réussi" est celui qui se plie à un rythme collectif de vie sociale et de prières, il est heureux en accomplissant tous ses devoirs en se fondant plus ou moins dans le groupe, il n'a pas besoin de trop réflechir, mais il doit se concerter avec ses frères qui ont sa confiance, ce qui est une bonne chose en soi pour qui sait écouter et suivre son intuition. C'est pourquoi l'islam ne convient pas trop aux intellectuels, aux détenteurs du savoir, qui ont besoin de s'isoler, de reflechir, de se remettre en question. Il y en a qui réussissent à vivre leur foi dans la solitude, mais il y en a peu qui possèdent une autorité spirituelle ou doctrinale en terre d'islam. Au contraire, ce sont les ignorants qui mènent la danse (pas partout, heureusement).

    Ce qui m'amène à dire que les oulemas, les docteurs en religion, les imams, ont un rôle à jouer, dans l'effort de réduire les différences entre sunnites et chiites, parceque cet effort doit impérativement se faire, mais j'ai bien peur que cela ne se produise qu'après un long affrontement, comparable aux guerres opposant catholiques et protestants. Du Maroc au Pakistan, les pouvoirs politiques ne sont pas disposés à laisser se développer une entente cordiale, ou seulement des recherches en sciences humaines afin de mieux comprendre l'autre versant de l'islam. Par exemple, justement dans certaines universités du Maghreb, on interdit l'étude de la langue iranienne, de peur que cela ne serve de point de départ à une "conversion" au chiisme!

    D'ailleurs, avec l'implication du Hezbollah chiite dans le conflit syrien, je me demande comment les sunnites peuvent se reconnaitre entre eux, ou les chiites entre eux, y a-t-il des habits caractéristiques des uns et des autres? tout cela me semble bien ridicule et dangereux. On pourrait reconnaitre facilement les Iraniens à leur accents, mais un Syrien sunnite pourrait distinguer du premier coup d'oeil un Syrien chiite? ça m'étonnerai, ce serait plutôt des communautés bien identifiées géographiquement, ou lors des fêtes religieuses qu'il y aurait des risques de massacres. On peut espérer que les troupes du hezbollah, perdant en crédibilité dans leur lutte contre le sionnisme, ne se laissent pas aller jusqu'au massacre des populations civiles sunnites.

    C'est pourquoi si on arrive à un équilibre des forces en présence, cela renforcera les chances d'une solution négociée même si les combats doivent se poursuivre encore un an ou deux jusqu'à l'épuisement des deux bords. Un statut-quo équivalent à une défaite du régime, mais pas complétement, il en restera des éléments potables qui pourraient tenter de reconstruire le pays sous l'égide des Nations Unies et de la Ligue des états islamiques. Il y a eu déjà tant de destructions, les mosquées de Damas et d'Alep, les jusqu'au boutistes détruisant tant de vies humaines, tant d'espérances. Bientôt, si rien n'est fait, il ne restera de la Syrie que la mémoire d'une tradition passée.

    La conférence de Geneve II est une opportunité de discuter d'une base de travail acceptable pour toutes les parties, malgré le cynisme des grandes puissances, il y a une chance de parvenir à l'ébauche d'un accord de cessez-le-feu, accord qui n'aboutira qu'après épuisement des ressources et des combattants sur le terrain et la neutralisation des groupes salafistes.

    En espérant que cela ne dure pas trop longtemps et que les hommes répondent plus souvent à la question "suis-je le gardien de mon frère?" en épargnant des vies humaines.

    Faraj 

     mosquée des Omeyyades détruite, 16 mars 2013

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





    « Jardins de douleurs...Ce que révèle le décompte sinistre des morts syriens (au 30 mai 2013) »

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